Samedi 17 novembre 1956.
— A dix heures, le train de Cayuga me dépose en gare de Guatemala-City. Je vais aussitôt à l’ambassade où Melle Miquel m’apprend que Tazieff, sa mère et Bichet - artiste-peintre à Pontarlier, Pierrot Bichet, passionné de volcans, est un grand ami de Tazieff dont il sera l'assistant - sont partis hier après-midi au Salvador : l’Izalco est entré en éruption. Je fonce chez les Weisman pour faire mes bagages. Je trouve une lettre de M. Guillet qui me fait connaître la date de ma conférence à San Salvador : mardi 20 novembre. Ça tombe bien : je partais quand même ! Dans ma précipitation, j’ai failli oublier mes deux bobines de films.
Lorsque j’arrive à l’aéroport de la Aurora, les moteurs du DC 6 de la Pan American Airways tournent déjà. Je saute dans l’avion au moment où l’on s’apprêtait à retirer la passerelle. C’est alors seulement que je m’aperçois que j’ai omis de faire pointer mon passeport par le Service de l’Immigration. Trop tard. Au retour, on verra… En revanche, j’ai bien mon visa en règle pour le Salvador.
Trois quarts d’heure plus tard, les toits rouges de San Salvador sont en vue. L’avion vire, survole le lac Ilopango et se pose sur le belle piste de l’Aeropuerto, construit sur un plateau aux portes de la capitale.
Tandis que s’accomplissent les formalités douanières, la compagnie P.A.A. nous distribue — pour nous faire trouver le temps moins long- du Coca-Cola bien frais. Des prospectus nous chantent la beauté du Salvador et le confort de ses hôtels ; sur la couverture, entre deux jeunes filles aux épaules nues, l’Izalco tient la vedette : « Izalco, volcano always in activity. This volcan is called « the light house of the Pacific » because the flames escaping forom the crater can be seen many miles from the coast ».
Je suis reçu au centre de l’Alliance Franco-Salvadorienne par M. Guillet, le directeur. Tazieff est parti ce matin pour le « Phare du Pacifique ». Un garagiste français a mis une voiture à sa disposition. Haroun est descendu à l’hôtel du Lac, du lac Coatepeque, au pied de l’Izalco.
 
Carte du Salvador
 
Vers seize heures, un petit autobus de huit places, très confortable, qui relie San Salvador à Santa Ana (la seconde ville du pays), me dépose au village d’El Congo, au carrefour de la route du Lac, où j’attends l’autobus qui assure la correspondance. La nuit approche et, ma foi, comme une auto semble prendre la direction du lac, je lève le bras et l’agite, pouce vers l’amont, langage classique de l’auto-stoppeur… Et la voiture stoppe. Elle est conduite par un Guatémaltèque qui va au Cerro Verde, belvédère d’où les touristes peuvent admirer le volcan. Gentiment, l’automobiliste me prend à son bord, reconnaît en moi le espeologo francés dont parlent les journaux de son pays et fait un détour par l’hôtel du Lac.
C’est bien là que loge Tazieff. Pour le moment, il est au Cerro Verde lui aussi. J’attends jusqu’à vingt et une heures, puis je passe à table. J’en suis au dessert quand mes amis arrivent :
— Alors, ta grotte ? Elle vaut le coup ?
— Je me suis régalé. La rivière souterraine était un vrai bouillon. Et ton volcan ?
— Splendide ! Il est du type Stromboli et explose bien ! Tu verras la lueur d’ici.
En effet, toutes les dix minutes, une clarté rougeoie derrière la haute muraille rocheuse qui entoure le lac. Ce lac s’est formé dans un ancien cratère de volcan. Il fait très doux. La lune se reflète dans le miroir d’argent poli. Les vagues clapotent. Des jeunes gens se promènent dans le parc de l’hôtel : l’un joue de la guitare, un autre chante un air salvadorien, langoureux et dolent.

Dimanche 18 novembre.
— Lever à six heures et demie. Nous déjeunons sur la terrasse. Les premières voitures de San - Salvadoriens qui viennent passer le dimanche au bord du Coatepeque arrivent déjà et se rangent devant l’hôtel. La plate-forme du pick-up est surchargée de matériel : cameras, pieds de camera, cantines en fer, piolets, magnétophone, kidbags. Je me niche confortablement entre deux sacs bourrés de linge. Tazieff, sa mère et Bichet s’installent dans la cabine.
La route du Cerro Verde n’est pas encore goudronnée et nous soulevons un épais nuage de poussière. Nous faisons le tour du lac. Dès que le volcan apparaît pour la première fois dans le virage, arrêt ! Haroun me rejoint sur la plate-forme, installe la caméra et filme une vue générale, avec le lac en contrebas et les fleurs jaunes au premier plan.
Nouvel arrêt un peu plus loin. Cette fois, je descends avec ma Pathé Webo M. Un champ doré ondule au vent : un Van Gogh, n’était l’Izalco à l’arrière-plan.
Le volcan a l’air calme. Il grandit de virage en virage. Nous approchons. L’Izalco crache un paquet de fumée blanche. Nous sommes approximativement à la même hauteur que le cratère. La fumée se dilue dans le bleu du ciel. Nous stoppons. Tazieff met immédiatement ses caméras — la 35 et la 16- en batterie dans une embrasure de broussailles, à trois cents mètres du rond-point du Cerro Verde, envahi par les touristes et moins propice à la prise de vue. J’installe ma Webo sur son pied. Le cône parfait du volcan semble très lisse.
— Alors, Garou ? c’est pour quand, l’escalade ?
— Il faudra faire tout d’abord quelques reconnaissances pour savoir par quel versant il sera le plus facile d’attaquer. Ça m’a l’air coton !
Une explosion. C’est la première que j’entends. Un panache de fumée s’élève.
— Tu as vu les bombes ? me demande Bichet.
— Non !
Lui les a vues : il observe le cratère avec des jumelles. Les explosions se produisent environ toutes les dix minutes. Un léger grondement les annonce.
Tazieff s’est campé entre ses deux caméras, main gauche sur le déclencheur de l’une, main droite sur le déclencheur de l’autre.
Quand le volcan commence à gronder :
— Appuie, Garou, appuie ! crie Mme Tazieff.
Et, en bon fils obéissant, Garou fait ronronner ses caméras !
Nouvelle explosion. Je me suis muni de jumelles ; je vois voler des pierres très haut dans le ciel, peut-être à cent ou cent vingt mètres.
—Tu te rends compte, exulte Bichet : ça y va !
Vers midi, nous ouvrons un paquet de victuailles que l’hôtel nous a fourni. A chaque explosion, nous nous précipitons vers les caméras.
Deux jeunes métis se sont rapprochés et observent le manège.
— Demande-leur s’ils connaissent un chemin qui descend vers le volcan.
Mais oui, bien sûr qu’ils en connaissent un…d’autant mieux que Tazieff leur propose de nous guider moyennant finances !
Le repas promptement avalé, nous nous répartissons le matériel cinématographique, lourd et encombrant, et emboîtons le pas à nos sherpas. Ils piquent droit à travers les broussailles. L’un manie le machete : c’est à dire qu’il s’en sert principalement pour freiner sa descente. L’autre observe surtout où il pose ses pieds. La pente est raide, soit ! Mais vraiment nos peones sont peu doués ! Au moindre passage un peu difficile, ils abandonnent leur charge, nous laissent le soin de la récupérer et ne consentent à la reprendre que lorsque le terrain leur parait dépourvu d’embûches…ce qui est bien rare. La déclivité, cette fois, est très forte : le plus simple est de nous laisser glisser sur le derrière. Des branches nous cinglent le visage. Nous aboutissons à une barranca. Cette crevasse est le lit d’un ruisseau à sec. Nous le rejoignons par un éboulis de pierrailles dans lequel nous nous enfonçons jusqu’à mi-jambe. La barranca se termine par un précipice profond. Nos deux métis se sont arrêtés net. Ils parlementent. L’un cherche vers la droite, l’autre vers la gauche. Ils font semblant. Ça saute aux yeux : ils ne sont jamais venus ici.
Garou s’est approché du précipice :
— En faisant un peu de varappe, on doit passer !
— Nous, oui, nous passerons. Mais les « guides » ?
— Ils se sont moqués de nous : ça les dressera !
Les métis n’en mènent pas large. S’ils osaient, ils se défileraient : mais sauraient-ils, par leurs propres moyens, revenir à la route ? Douteux ! L’heure tardive les sauvera d’une séance d’alpinisme improvisée :
— Demi-tour ! annonce Tazieff qui a consulté sa montre. Nous nous ferions surprendre par la nuit.
C’est exact : presque sans transition, sous cette latitude, la nuit succède au jour vers dix-huit heures. Un Français a du mal à s’y habituer.
Nous filmons la remontée et retrouvons la camionnette et Mme Tazieff. Des voitures passent sans arrêt et s’échelonnent le long de la route : les touristes ne veulent pas rater le grand final nocturne.
En même temps que la nuit tombe, un vent glacial balaie le Cerro Verde. Les spectateurs ont allumé des feux de bois. Et, là-haut, la lave flamboie. Chaque explosion crible le velours noir du ciel de bouquets incandescents dont les fleurs rouges et oranges crépitent et déflagrent en milliers de pétales de feu.
— Dis donc, Robert, tu t’y vois, dans le cratère ? Pendant le jour, le programme est le même, mais on n’entend que la musique !...

Lundi 19 novembre.
— Nous quittons l’hôtel vers neuf heures pour examiner le versant sud-ouest du volcan. Nous reprenons la jolie route de San Salvador, mais bifurquons à vingt kilomètres de la capitale en direction de Sansonate. Caféiers protégés du soleil par de grands arbres, ouvriers qui étendent le grain pour le faire sécher, champs de cannes à sucre à fleurs roses, atténuent notre impatience. La masse bleutée du volcan surgit à contre-jour à la sortie d’un tournant. L’Izalco est empanaché de fumée. Nous nous engageons, un peu au hasard, dans un chemin qui parait courir vers lui. Dans le beau parc d’Atecozal, des pique-niqueurs déjeunent. Nous nous le faisons confirmer : nous avons pris la bonne direction. Le chemin se termine en cul-de-sac. Nous abandonnons ici la camionnette, sous la surveillance de Mme Tazieff qui pourra se distraire en s’initiant à la recoleccion, à la récolte de café qui bat son plein dans la plantation voisine. Nous cassons la croûte…et le « thermos », que Bichet laisse choir sur un rocher et qui répand son contenu — un excellent café — dans l’herbe. De sourds grondements nous parviennent ; l’Izalco mugit. Nous l’approchons par un sentier dont les ornières sont déjà gorgées de cendres. Son cône gris, majestueux, est zébré des longues traînées blanches. Face à lui, nous nous asseyons dans une clairière et Bichet prépare son magnétophone pour enregistrer le bruit des explosions. Le grondement est ininterrompu. La cadence des explosions se précipite. Les plus violentes lancent au-dessus du cratère un champignon de fumée noire.
— Ça devient sérieux ! Il est fort possible qu’une grande éruption soit en train de se préparer.
— Si tu dis vrai, quel spectacle ce soir !
Les essais de magnétophone ne sont guère concluants. Bichet plie son matériel. Tazieff observe le monstre :
— Ce versant serait sans doute plus facile à escalader, mais la marche d’approche serait trop longue et trop pénible en raison de la cendre. Nous serons très chargés. Il faudra faire vite. Je pense que le mieux sera d’essayer par le côté de Cerro Verde.
Au retour, nous achetons des noix de coco à Izalco, petit village avant Armenia. Un mendiant s’accroche à notre voiture. Le volcan s’illumine au coucher du soleil, un coucher de soleil splendide qui vaut bien quelques minutes d’arrêt pour le fixer sur Ektachrome.
Nos phares éclairent des centaines d’Indiens, en chemise blanche et sombrero de paille, qui transportent à la factory de lourds sacs de café qui les écrasent. Epuisés, quelques-uns d’entre eux se sont laissé choir dans les fossés.

Mardi 20 Novembre.
— Retour à San Salvador où je donne ce soir une conférence. Nous descendons à l’hôtel Astoria, « the best in the country : air conditioned rooms — Orchestra and two Floor Shows in Main Lobby every day (No extra charge) — For your convinence the restaurant is open », et les garçons vous servent en gants blancs.
Toute la colonie française, y compris l’ambassadeur, est venue au Club Desportivo et me fait un excellent accueil. A l’entr’acte, je vends pas mal de mes petits livres - programmes, ce qui, joint au cachet de cent vingt-cinq dollars, me mettra du beurre frais dans les frijoles. Et Tazieff, qui voit mon film pour la première fois, revit les pénibles moments qu’il passa au fond du gouffre en 1951 et surtout en 1952.
Mercredi 21 novembre.
Tazieff consacre la matinée à filmer le village d’Izalco sous tous les angles, depuis la marchande de tortillas qui les cuit en plein air sur un foyer de grosses pierres jusqu’aux indiens qui étendent les graines de café, pour les faire sécher, sur une esplanade en ciment. Et toujours, l’Izalco comme toile de fond.
A midi, nous mangeons à Sonsonate, une petite ville de quelques milliers d’habitants qui tire son importance du commerce florissant du « baume du Pérou ». Le toluifera pousse ici dans des conditions idéales. Les forêts couvrent les alentours et descendent jusqu’à la côte. Les balsameros incisent le tronc des arbres et recueillent le précieux liquide ambré, ce baume du Pérou…made in Salvador.
Tazieff avait appris qu’un jeune sportif suisse vivait à Sonsonate. Nous ne tardons pas à le trouver. Son nom : Jean-Pierre Dollens. Il ne demande qu’une chose : faire avec nous l’ascension du volcan. Nous lui fixons rendez-vous pour demain soir au Cerro Verde.

Jeudi 22 novembre.
— Sur la route du Cerro Verde, à une vingtaine de kilomètres de la capitale, une plaque précise que le chemin défoncé qui part sur la droite conduit à « Los Chorros », résurgences dont l’eau a des vertus médicinales.
— On va voir ?
— Si tu veux !
Sur une placette, voici l’établissement thermal : un « restaurant » en plein air dont l’unique table boiteuse est protégée du soleil par de la tôle. Nous stoppons sous le macaron rouge et blanc de « Coca-cola ». Une fois le moteur coupé nous parvient la rumeur caractéristique d’une eau de cascade. Nous suivons le ruisseau balisé de flèches de bois qui indiquent « Baño ». Non loin, ce ruisseau est retenu par une digue. Un petit lac artificiel, fermé sur ses autres côtés par des falaises, s’est ainsi formé. Les curistes (mais lesquels ? et quand ?) viennent s’y baigner. L’eau sourd, à mi-falaise, d’une faille horizontale.
Nous dévidons quelques mètres de film et revenons au « restaurant » où, sans trop y croire, nous réclamons de la bière. Il y en a ! Elle est même très fraîche, savoureuse.
Dans son enthousiasme, Garou se lève et va soulever le couvercle d’une marmite qui chantonne sur le feu de bois. Une délicieuse odeur de poule au pot vient flatter nos narines. L’Indienne qui cuisine est sympathique. C’est décidé : nous mangeons ici !
J’éternise en quelques images cette étape gastronomique vraiment imprévue :
Plan général : nous aidons la patronne à mettre le couvert ; plan moyen : l’Indienne verse le bouillon dans les assiettes ; gros plan : Bichet dévore le poulet ; panoramique : sur les tortillas et les inévitables frijoles que contemple Garou d’un air rêveur.
Pierrot veut à tout prix un plan d’ensemble avant le fondu à la fermeture. Il grimpe sur un arbre et nous lui passons la caméra. Il filme et pousse tout à coup un hurlement : des fourmis trouvent ses mollets à leur goût.
Pierrot saute et se roule dans l’herbe, puis, caméra au point, il se met à ramper vers le ruisseau, nous faisant signe de le suivre sans bruit. Une jeune et jolie métisse à demi - nue se lave dans l’eau claire. Malgré nos précautions, elle nous aperçoit, s’effarouche et croise ses bras sur ses seins. Clic-clac ! Trop tard, señorita : j’ai la photo ! Mucho gracias ! Et en route pour le Cerro Verde.
Tazieff conduit nerveusement. Il lui tarde de retrouver le volcan. Les pneus crissent dans les virages.
L’Izalco est loin d’être calmé. Il ne décolère pas. Au propre : ça pète les flammes !
Un brusque coup de frein immobilise le pick-up au belvédère.
L’Izalco éructe sa fureur.
— Vite ! Les caméras !
La matière ne manque pas ! Bon pour le son, bon pour l’image ! Le volcan halète, halète plus fort, puis « boum !» explose et lance hors du cratère des gerbes de pierraille et de fumée. Et immédiatement, ça recommence. Les parpaings grimpent à l’assaut du ciel, puis inversent leur course et foncent en piqué sur la forteresse qui les engendra. L’auto bombardement est fantastique, hallucinant.

17h30. — L’horizon a pris une teinte rosâtre. Nous dressons la tente au bord de la route.
Les explosions se font de plus en plus fortes, de plus en plus serrées. Dans la demi -obscurité, la lave rougeoie. Un monstrueux champignon jaune sale se déploie par lourds anneaux. Sa racine est violette. Rouges, oranges, écarlates, les bombes éclatent très haut dans le ciel brun et noir. Tout le feu de la terre ensanglante la nuit.
— Le plus beau spectacle du monde !
Et Bichet, à l’avant-scène, se met à déclamer un passage du livre de Tazieff , Cratères en feu, qu’il connaît par cœur et qui colle parfaitement avec cette éruption de l’Izalco : - Je distingue le mouvement continuel de la gerbe, fait de myriades de particules incandescentes sans cesse projetées, qui progressivement s’éteignent au cours de leur ascension. Des projectiles parvenus moins haut, à cause de leur forte taille sans doute, retombent encore ardents et criblent de leur grenaille ignée les fleurs sombres du cône. Par-dessus le bord de gauche, un flot d’un jaune étincelant s’écoule, secoué par moments de soubresauts. Et d’immenses serpents pourpres s’éparpillent, ocellés de milliers de taches orangées…
— Ça va, ça va ! Change le disque !
C’est bien ça, pourtant : la lave pourpre glisse avec lenteur, ne s’éteint plus. Des étincelles fusent, des bombes se volatilisent dans la féerie cramoisie du couchant.
— C’est cuit…Jamais nous ne pourrons nous risquer dans ce brasier.
Il fait soudain très froid. Nous nous enveloppons dans les grosses vestes de duvet. J’ai enfilé deux pull-over en supplément. Nous ressemblons bien plus à des « banquisards » du Grand Nord qu’à des gars qui, entre le Tropique du Cancer et l’Equateur, contemplent la plus gigantesque forge, le plus imposant haut fourneau qui se puisse imaginer.
Des phares trouent la nuit. La camionnette se range derrière la nôtre. Jean-Paul Bollens en descend. Il amène avec lui deux peones qu’il a engagés comme porteurs en vue de l’assaut du lendemain…
Bollens, souffle coupé comme nous tous, comme nous tous fasciné, ne peut détourner ses yeux de l’enfer flamboyant de l’Izalco.

Vendredi 23 novembre.
— Je ne crois pas avoir dormi plus de deux heures. Tazieff me secoue :
— Debout là dedans ! On y va !
La grisaille de l’aube rosit le rouge de la lave. Je me frotte les paupières, m’étire et sors de la tente tandis qu’une explosion secoue la montagne.
— Eh bien ! Mon vieux ! Tu en as de bonnes !
Bichet s’est renfoncé dans son sac de couchage. Garou le retourne :
— Allons, Bichou ! Viens te réchauffer dans le cratère !
Le volcan se met à gronder. J’attends l’explosion…Elle ne vient pas.
— Il s’est un peu calmé. Je l’observe depuis déjà un long moment, me dit Tazieff. Seul le côté gauche du cratère crache. Nous l’attaquerons par la droite.
Les explosions s’espacent, en effet, et les bombes dont je suis l’envol à la jumelle retombent sur le versant gauche seulement.
Les sacs promptement bouclés, nous allons avaler un café au débit de boissons qu’exploite une famille au Belvédère. Quand nous leur faisons part de notre intention de gagner le cratère, les pauvres gens n’en croient pas leurs oreilles. Leur sentiment commun se lit sur leurs visages : nous sommes des fous ou des hâbleurs.
Notre but immédiat est de gagner le plus rapidement possible la selle rocheuse qui sépare le Cerro Verde de l’Izalco. Le propriétaire du café connaît-il un autre chemin que celui qui nous fut « indiqué » dimanche ?
— Oui, Droit devant vous !
Nous nous lançons dans la descente et rapidement dégringolons de deux cents mètres.
Voici la jungle. Un peu au hasard (plus rien ne nous guide), Garou fonce dans la broussaille, entre deux ravins. Les porteurs marquent les arbres au machete ; ces entailles - repères nous serviront lors du retour. Mais rien encore ne nous dit que le sentier que nous nous frayons à grand peine est le bon. Nous nous écorchons aux épines, nos sacs s’accrochent aux branches, mais nous avançons farouchement, anxieux seulement de ne pas nous heurter à la crevasse qui stoppa notre première tentative. Nous franchirions, certes, cet obstacle, mais nous perdrions un temps précieux…
Nos craintes étaient vaines : la végétation s’éclaircit, nous sommes au pied du volcan. La lave chaude enflamme les fourrés, les arbres craquent sur la gauche.
— Nous attaquerons à droite !
J’ôte mon pull-over.
Comme un coup de canon retentit. D’un même mouvement, nous levons instinctivement la tête. Mais nous ne voyons rien. Les bombes ont dû éclater sur l’autre versant.
— Ça va ! J’ai l’impression que nous ne risquons rien jusqu’à mi-pente, constate Tazieff. Attention tout de même. Nous ferons une halte sur cette lèvre de basalte que nous voyons à mi-chemin.
Ployant sous nos sacs qui se font de plus en plus lourds, nous grimpons parmi de gros blocs gris de vieille lave, au faîte d’une ancienne coulée. Les scories crissent sous nos pas. Les blocs instables cèdent et dévalent. Un soleil de plomb nous accable. Je sue par tous les pores. De la cendre et des lapilli glissent sous nos pieds : un pas en avant, deux en arrière, deux en avant, un en arrière. Nous marchons en biais. Nous enfonçons jusqu’aux genoux. Tazieff atteint la lèvre le premier. Fatigués, nous nous laissons choir à ses côtés. Je m’adosse à mon sac. Bichet s’éponge. Bollens prend un cliché. Le lourd grondement de la terre est devenu tellement familier que je ne l’entends plus. Il fait corps avec la montagne, participe de l’ascension, sans plus rien ajouter d’inquiétant ni de tragique à l’épuisant effort qui me hisse vers le sommet. J’oublie que je gravis le cône d’un volcan, que sous l’écorce du rocher où je m’appuie en savourant cet instant de repos un enfer se fomente. Une détonation assourdissante, terriblement proche, me surprend, me ramène sans transition à la réalité. Ma tête s’est levée vers cette cime qui est un cratère. Toujours vers la gauche, des blocs dégringolent la pente, fument et rugissent, soulevant des nuages blancs.
Tazieff s’est dressé :
— On y va ! Maintenant, regardez en l’air. Nous entrons dans la zone dangereuse.
Colmatés par la lave tiède, les blocs, plus gros, tiennent mieux. Nous avons trouvé le second souffle et l’escalade est plus rapide. Peut-être sommes-nous aiguillonnés aussi par la proximité de la victoire. Nous fonçons. Des bombes de lave chaude nous rappellent à la prudence. L’Izalco halète comme une locomotive. Le sommet se rapproche. Une explosion libère un monstrueux crachat de projectiles.
— Levez la tête ! Levez la tête !
Une langue de fumée bleue monte de la chaudière.
Encore cinquante mètres, quarante mètres, trente mètres. Un cri : un peone a posé sa main sur des scories brûlantes. Vingt mètres : du sol craquelé, des gaz fusent par toutes les fissures. J’ai la bouche sèche. J’étouffe parmi ces émanations sulfureuses. Mes yeux pleurent. Je vois Tazieff à travers un brouillard, et Bichet et Bollens qui nous suivent, et puis les deux Salvadoriens plus loin derrière. Nous n’arriverons jamais. Le volcan vrombit, s’époumone, forge une explosion. Tazieff hurle :
— Regardez en l’air !... Les bombes ! Les bombes !... Ce n’est pas pour nous !
Quinze mètres…dix mètres…Inconsciemment, notre allure s’est ralentie. La lave nous brûle les mains si nous prenons appui. Le gaz nous pique les narines. Autant en finir. J’ai fait un bond en avant. Cinq mètres encore… J’ai stoppé net. Le volcan pousse des gémissements sourds, rugueux, presque humains. J’avais devancé Tazieff. Il s’est porté à ma hauteur, s’est arrêté. Cent locomotives semblent démarrer d’un même à ahan : tchou-tchou-tchoutchou-tchoutchoutchou… Ça va craquer ! Nous nous tassons contre la roche chaude et presque verticale. Le halètement s’intensifie. Je suis saisi par la panique. Mais où aller, vers quel abri ? Je me soude à la paroi. Où sont les autres ? Seul, le hurlement de Tazieff me parvient :
— Regardez en l’air, bon Dieu ! Regardez !

L’explosion secoue le cratère, éclate à mes tympans. Des paquets de bombes jaillissent, boulent sur l’autre versant. J’aperçois Tazieff. Il me fait signe et bondit vers la lèvre du monstre. Je m’arrache à mon tour et, ça y est ! en quelques enjambées, je l’ai rejoint. Je me trouve, debout, sur le rebord d’une vaste assiette creuse où cuit le brouet incandescent. Je n’ai plus peur. Continuellement, des bombes de lave, caillots d’un sang en fusion, sont vomies depuis les entrailles de la terre par quatre cheminées qui alimentent ce brasier ardent. Des gaz s’échappent en sifflant de ces chalumeaux gigantesques, voilent le rougeoiement de la fournaise.
Et soudain, le soufflet de la forge se remet à haleter, le vacarme s’exacerbe, l’assiette frémit. Je me sens blêmir. Bichet et Bollens ont l’air tout aussi affolés. Tazieff rugit pour couvrir la clameur :
— Ne tournez pas le dos ! Regardez les bombes !
Et les bombes jaillissent du mortier qui nous fait face et qui les lance avec fracas en direction du Pacifique. Ouf !
Garou a sorti sa caméra 16 millimètres. J’extrais la mienne de mon sac. J’arme aussi mon appareil photographique. Je filme. La respiration du volcan s’épaissit. Mes jambes s’entrechoquent et je sais très bien que je tremble : la caméra « balaye ». Mais je n’y peux rien. Nouvelle explosion. Bichet hurle vers les porteurs qui n’osent pas franchir l’ultime mètre qui les séparent du sommet. Cela n’aurait guère d’importance s’ils ne transportaient le pied pesant de la grosse caméra 35 millimètres. Plus morts que vifs, ils se décident. Ils claquent des dents. Fébrilement, Bichet installe son trépied et, comme il devait nous le confesser au retour, il se réfugie dans le viseur pour échapper à la panique. Bollens a retrouvé tout son sang-froid et prend photo sur photo. Et moi aussi, je tremble moins : je m’habitue… Je filme Tazieff qui filme ; les nappes de gaz, l’horizon, les quatre plaies turgescentes du cratère, un peu tout, sans trop réfléchir. Je fais pivoter la tourelle. Le viseur du « télé » m’ancre au cœur même de la lave pourpre qui bouillonne. J’appuie. Je filme sans arrêt. Sans le savoir, j’ai le même réflexe que Bichet. Dérisoire sans doute, mais efficace sur les nerfs. Vite une photo, maintenant ! Une autre ! Bichet a déjà terminé sa bobine et amorce sa descente avec Bollens. Les peones ont disparu. Tazieff me tend sa caméra :
— Je vais essayer de jeter un coup d’œil dans une cheminée. J’aimerais que tu filmes avec ma caméra.
— D’accord !
Garou descend à pas prudents dans le creux de l’assiette. De la pointe de son piolet, il tâte cet étrange terrain noir, puis il avance. Je filme. Il avance toujours, s’arrête, repart vers le centre de ce chaudron large d’environ cent mètres. Je filme. Et quand il n’est plus qu’à une douzaine de pas de la cheminée la plus proche, le voilà qui se met à sautiller sur place. Puis il fait demi-tour et me rejoint rapidement en bondissant de bloc de lave en bloc de lave. Son visage est cramoisi.
— La plante de mes pieds brûlait ! La chaleur est terrible !
— À ton tour de me filmer !
Je marche vers la fournaise. Quelques pas suffisent à mon bonheur ! Une photo. Encore une. Et au revoir ! Un ultime regard vers ces gueules de feu qui rugissent, et je plonge dans la descente.
Derrière moi, l’Izalco racle son gosier monstrueux. Je bouscule, en fuyant, l’équilibre instable de blocs amalgamés qui se détachent en déchaînant une avalanche. Je me laisse glisser « en ramassé », dans une coulée de lapilli et je me retrouve bientôt auprès de Bichet, Bollens et des porteurs qui nous attendaient sur l’avancée de basalte d’où tout à l’heure nous avions lancé l’assaut final. Je me précipite sur ma gourde d’eau tiède. Que c’est bon ! Tazieff n’est pas encore là. Je le vois qui descend avec difficulté en soulevant, parmi les blocs qui cavalcadent, des traînées grises et blanches de cendres et de lapilli. Ses pieds brûlés le font souffrir. Et le volcan gronde toujours. Que nous importe ? L’Izalco est vaincu. Mais nos épreuves ne sont pas terminées pour autant. La dernière partie de la descente, très pénible, nous paraît interminable. Nous manquons à chaque instant de nous tordre les chevilles sur le tapis roulant des scories qui nous fuient. Un peone a l’un de ses pieds ensanglanté. Je glisse et me taillade une main. Nous nous égaillons un peu dans toutes les directions : chacun de nous choisit celle qu’il croit la meilleure, la plus facile ou la plus rapide, selon son degré d’épuisement. Et c’est véritablement épuisés par six heures d’efforts et de tension nerveuse portée à son paroxysme par ces quinze minutes tragiques que nous avions vécues intensément dans le cratère, que nous nous écroulons sur l’herbe de la selle, au pied du Cerro Verde.
C’est alors que Jean-Paul Bollens, notre ami suisse, tira triomphalement de son sac tyrolien six boites de jus de fruit ! Il avait eu le courage, vraiment surhumain, de les hisser jusqu’au brasier de l’Izalco où sa gorge brûlait comme la nôtre et de les conserver, sans rien nous dire, jusqu’à maintenant. Nous les bûmes d’une seule gorgée. Nous n’avions pas encore placé un seul « merci » qu’il en sortait six autres !
Celles-là, nous les savourons, à demi allongés dans l’herbe, en échangeant — sur le mode exclamatif — nos impressions :
— Formidable !
— Quelle frousse !
— Un jour inoubliable !
— On se sentait petit !
— Merci, Garou, de nous avoir fait connaître ça !
— L’enfer !
— Vois-tu, quand nous serons rentrés en France et qu’on nous interrogera, dit Tazieff, moi aussi, j’aimerais pouvoir dire « infernal » en parlant de ces lieux, évoquer à leur sujet quelques entrées des enfers… Mais comment le pourrai-je ? L’inflation verbale, la dévaluation des mots forts de notre langue nous l’interdiront, alors même que c’est bien d’enfer qu’il s’agit !...
La remontée du Cerro Verde fut interminable et harassante. Bien entendu, nous ne retrouvons pas notre route initiale. Bichet nous engage dans le lit d’un ruisseau à sec qui se transforme en un véritable ravin. Il fau escalader un ressaut de trois mètres. Dans notre dos, l’Izalco se déchaîne. Nous entrons dans les broussailles. Les ronces nous déchirent le visage. Nous essayons de repérer les fameuses entailles que les peones avaient fait à l’aller sur le tronc des arbres…Mieux vaut les oublier !
— Combien de mètres encore, à ton avis ?
— Deux cents ! …de dénivellation.
Nous sommes claqués. Tazieff décide une halte. Nous nous asseyons face au volcan. Nous n’avons plus la force de parler. Nous nous apprêtons malgré tout à reprendre notre calvaire quand une explosion formidable secoue la montagne et nous fige sur place. Cet endroit du cratère — où nous étions il y a une heure — se désintègre sous nos yeux, tandis qu’un champignon géant de fumée noire déroule ses anneaux dans le soleil. Et ce pin — parasol de fin du monde étale son feuillage monstrueux, mille mètres plus haut, sur le profil sinistre du volcan enténébré par les nuages de poussière épaisse que soulève l’impact des bombes et des rochers.
Nous nous regardons sans rien dire.
Nous savions très bien ce que chacun de nous pensait…
Nous apprenions le lendemain avec stupeur que nous avions réussi une « première ».
Tous les quotidiens d’Amérique centrale clamaient en gros caractères :

VICTOIRE D’UNE EXPEDITION FRANCAISE SUR L’IZALCO EN ERUPTION,
Ou bien :
POUR LA PREMIERE FOIS, DES HOMMES DANS LE CRATERE DE L’IZALCO.
Le New York Times dépêchait un envoyé spécial à San Salvador et titrait sur six colonnes « à la une » :
SCIENTIST SCALE AN ACTIVE VOLCANO IN EN SALVADOR AND SPEND 20 MINUTES AT CRATER’S BRIM DURING LULL ;
Avec comme sous-titres :
Erupting Volcano in Salvador Filmed Up Close by Scientist ? Frenchman Leads Expedition to Brim of the Izalco Crater Between Outbreaks — Describes « Choking with Heat ».
Le journal Nuestro Diario faisait entrer d’emblée l’Izalco vaincu dans la légende. Qu’on en juge :
EL VOLCAN DE IZALCO NO QUIZO NADA CON BANDERAS.
San Salvador, El Salvador, Nov. 27. — Un grupo de exploradores compuesto por 2 franceses, un suizo, dos salvadoreños, y encabezado por Haroun Tazieff, asciendo hoy al volcàn Izaloco, en un momento en que parecia menor la erupcion en que se encuentra.
Los exploradores llegaron hasta el mismo cràter donde plantaron el tricolor francés.
Diez minutos después el volcàn arrojo al espacio la bandera envuelta en llamans entre piedras y lava. Los exploradores regresaron a salvo después de tomar peliculas y fotografias del fenomeno.

En France, Le Canard Enchaîné reprit avec un humour souriant cette version un tantinet fantaisiste. « L’ami Bidasse » nota dans ses Feuillets de route datés du 5 décembre :
SUS AU VOLCAN !
… Il paraît que, quelque part dans les Amériques centrales, au Salvador, une expédition conduite par un volcanologiste français a fait l’ascension du volcan Izalco, et planté le drapeau tricolore au bord du cratère. Et que, dix minutes après le départ de l’expédition, le volcan, pas content du tout, est entré en éruption et a vomi — parfaitement, vomi — avec flammes, laves et fracas, l’emblème national.
Vous voyez jusqu’où le geste impie du monstre peut nous entraîner. Avec un gouvernement comme nous en avons un, qui ne plaisante pas sur le respect dû aux trois couleurs, ça risque d’aller chercher loin. Et d’ici que retentisse l’ordre de mettre sac au dos pour le Salvador afin d’aller faire voir à ce petit volcan — un peu agent de Nasser sur les bords — de quel bois, j’allais dire de quel pétrole, la France se chauffe, il n’y a qu’une épaisseur de Mollet à traverser, c’est-à-dire pas grand-chose.

En fait, trois jours après nous avoir couverts d’éloges et de fleurs de rhétorique, la presse du Salvador se mit à nous accuser d’imposture et à crier : « Sus aux Français ! ».
Pourquoi ?
Tazieff va vous le dire, qui écrivit à ce sujet dans Sport et Vie d’avril 1957 :
« Comment des étrangers auraient-ils réussi un exploit que les Salvadoriens eux-mêmes n’avaient pu accomplir ? Une expédition d’alpinistes de Santa Ana venait aussitôt après de s’essayer à le réédite, et cela, sans y parvenir. N’était-ce pas la preuve même de notre mensonge ? Syllogisme, comme on le voit, irréfutable… »
Et Haroun conclut :
« Tout cela, les louanges exagérés et la xénophobie déchaînée, nous l’apprîmes des semaines plus tard. Il n’y avait rien à rétorquer, rien à faire qu’à espérer simplement que les prises de vues faites au cratère ne fussent ni perdues ni abîmées, et puissent un jour témoigner pour nous. »
« Ce qu’elles ont fait. »