Dimanche 18 novembre.
— Lever à six heures et demie. Nous déjeunons sur la terrasse.
Les premières voitures de San - Salvadoriens qui viennent passer le
dimanche au bord du Coatepeque arrivent déjà et se rangent devant
l’hôtel. La plate-forme du pick-up est surchargée de matériel :
cameras, pieds de camera, cantines en fer, piolets, magnétophone, kidbags.
Je me niche confortablement entre deux sacs bourrés de linge. Tazieff,
sa mère et Bichet s’installent dans la cabine.
La route du Cerro Verde n’est pas encore goudronnée et nous soulevons un épais nuage de poussière. Nous faisons le tour du lac. Dès que le volcan apparaît pour la première fois dans le virage, arrêt ! Haroun me rejoint sur la plate-forme, installe la caméra et filme une vue générale, avec le lac en contrebas et les fleurs jaunes au premier plan.
Nouvel arrêt un peu plus loin. Cette fois, je descends avec ma Pathé Webo M. Un champ doré ondule au vent : un Van Gogh, n’était l’Izalco à l’arrière-plan.
Le volcan a l’air calme. Il grandit de virage en virage. Nous approchons. L’Izalco crache un paquet de fumée blanche. Nous sommes approximativement à la même hauteur que le cratère. La fumée se dilue dans le bleu du ciel. Nous stoppons. Tazieff met immédiatement ses caméras — la 35 et la 16- en batterie dans une embrasure de broussailles, à trois cents mètres du rond-point du Cerro Verde, envahi par les touristes et moins propice à la prise de vue. J’installe ma Webo sur son pied. Le cône parfait du volcan semble très lisse.
— Alors, Garou ? c’est pour quand, l’escalade ?
— Il faudra faire tout d’abord quelques reconnaissances pour savoir par quel versant il sera le plus facile d’attaquer. Ça m’a l’air coton !
Une explosion. C’est la première que j’entends. Un panache de fumée s’élève.
— Tu as vu les bombes ? me demande Bichet.
— Non !
Lui les a vues : il observe le cratère avec des jumelles. Les explosions se produisent environ toutes les dix minutes. Un léger grondement les annonce.
Tazieff s’est campé entre ses deux caméras, main gauche sur le déclencheur de l’une, main droite sur le déclencheur de l’autre.
Quand le volcan commence à gronder :
— Appuie, Garou, appuie ! crie Mme Tazieff.
Et, en bon fils obéissant, Garou fait ronronner ses caméras !
Nouvelle explosion. Je me suis muni de jumelles ; je vois voler des pierres très haut dans le ciel, peut-être à cent ou cent vingt mètres.
—Tu te rends compte, exulte Bichet : ça y va !
Vers midi, nous ouvrons un paquet de victuailles que l’hôtel nous a fourni. A chaque explosion, nous nous précipitons vers les caméras.
Deux jeunes métis se sont rapprochés et observent le manège.
— Demande-leur s’ils connaissent un chemin qui descend vers le volcan.
Mais oui, bien sûr qu’ils en connaissent un…d’autant mieux que Tazieff leur propose de nous guider moyennant finances !
Le repas promptement avalé, nous nous répartissons le matériel cinématographique, lourd et encombrant, et emboîtons le pas à nos sherpas. Ils piquent droit à travers les broussailles. L’un manie le machete : c’est à dire qu’il s’en sert principalement pour freiner sa descente. L’autre observe surtout où il pose ses pieds. La pente est raide, soit ! Mais vraiment nos peones sont peu doués ! Au moindre passage un peu difficile, ils abandonnent leur charge, nous laissent le soin de la récupérer et ne consentent à la reprendre que lorsque le terrain leur parait dépourvu d’embûches…ce qui est bien rare. La déclivité, cette fois, est très forte : le plus simple est de nous laisser glisser sur le derrière. Des branches nous cinglent le visage. Nous aboutissons à une barranca. Cette crevasse est le lit d’un ruisseau à sec. Nous le rejoignons par un éboulis de pierrailles dans lequel nous nous enfonçons jusqu’à mi-jambe. La barranca se termine par un précipice profond. Nos deux métis se sont arrêtés net. Ils parlementent. L’un cherche vers la droite, l’autre vers la gauche. Ils font semblant. Ça saute aux yeux : ils ne sont jamais venus ici.
Garou s’est approché du précipice :
— En faisant un peu de varappe, on doit passer !
— Nous, oui, nous passerons. Mais les « guides » ?
— Ils se sont moqués de nous : ça les dressera !
Les métis n’en mènent pas large. S’ils osaient, ils se défileraient : mais sauraient-ils, par leurs propres moyens, revenir à la route ? Douteux ! L’heure tardive les sauvera d’une séance d’alpinisme improvisée :
— Demi-tour ! annonce Tazieff qui a consulté sa montre. Nous nous ferions surprendre par la nuit.
C’est exact : presque sans transition, sous cette latitude, la nuit succède au jour vers dix-huit heures. Un Français a du mal à s’y habituer.
Nous filmons la remontée et retrouvons la camionnette et Mme Tazieff. Des voitures passent sans arrêt et s’échelonnent le long de la route : les touristes ne veulent pas rater le grand final nocturne.
En même temps que la nuit tombe, un vent glacial balaie le Cerro Verde.
Les spectateurs ont allumé des feux de bois. Et, là-haut, la
lave flamboie. Chaque explosion crible le velours noir du ciel de bouquets
incandescents dont les fleurs rouges et oranges crépitent et déflagrent
en milliers de pétales de feu.
— Dis donc, Robert, tu t’y vois, dans le cratère ? Pendant le jour, le programme est le même, mais on n’entend que la musique !...
Lundi 19 novembre.
— Nous quittons l’hôtel vers neuf heures pour examiner le versant sud-ouest du volcan. Nous reprenons la jolie route de San Salvador, mais bifurquons à vingt kilomètres de la capitale en direction de Sansonate. Caféiers protégés du soleil par de grands arbres, ouvriers qui étendent le grain pour le faire sécher, champs de cannes à sucre à fleurs roses, atténuent notre impatience. La masse bleutée du volcan surgit à contre-jour à la sortie d’un tournant. L’Izalco est empanaché de fumée. Nous nous engageons, un peu au hasard, dans un chemin qui parait courir vers lui. Dans le beau parc d’Atecozal, des pique-niqueurs déjeunent. Nous nous le faisons confirmer : nous avons pris la bonne direction. Le chemin se termine en cul-de-sac. Nous abandonnons ici la camionnette, sous la surveillance de Mme Tazieff qui pourra se distraire en s’initiant à la recoleccion, à la récolte de café qui bat son plein dans la plantation voisine. Nous cassons la croûte…et le « thermos », que Bichet laisse choir sur un rocher et qui répand son contenu — un excellent café — dans l’herbe. De sourds grondements nous parviennent ; l’Izalco mugit. Nous l’approchons par un sentier dont les ornières sont déjà gorgées de cendres. Son cône gris, majestueux, est zébré des longues traînées blanches. Face à lui, nous nous asseyons dans une clairière et Bichet prépare son magnétophone pour enregistrer le bruit des explosions. Le grondement est ininterrompu. La cadence des explosions se précipite. Les plus violentes lancent au-dessus du cratère un champignon de fumée noire.
— Ça devient sérieux ! Il est fort possible qu’une grande éruption soit en train de se préparer.
— Si tu dis vrai, quel spectacle ce soir !
Les essais de magnétophone ne sont guère concluants. Bichet plie son matériel. Tazieff observe le monstre :
— Ce versant serait sans doute plus facile à escalader, mais la marche d’approche serait trop longue et trop pénible en raison de la cendre. Nous serons très chargés. Il faudra faire vite. Je pense que le mieux sera d’essayer par le côté de Cerro Verde.
Au retour, nous achetons des noix de coco à Izalco, petit village avant Armenia. Un mendiant s’accroche à notre voiture. Le volcan s’illumine au coucher du soleil, un coucher de soleil splendide qui vaut bien quelques minutes d’arrêt pour le fixer sur Ektachrome.
Nos phares éclairent des centaines d’Indiens, en chemise blanche et sombrero de paille, qui transportent à la factory de lourds sacs de café qui les écrasent. Epuisés, quelques-uns d’entre eux se sont laissé choir dans les fossés.
Jeudi 22 novembre.
— Sur la route du Cerro Verde, à une vingtaine de kilomètres de la capitale, une plaque précise que le chemin défoncé qui part sur la droite conduit à « Los Chorros », résurgences dont l’eau a des vertus médicinales.
— On va voir ?
— Si tu veux !
Sur une placette, voici l’établissement thermal : un « restaurant » en plein air dont l’unique table boiteuse est protégée du soleil par de la tôle. Nous stoppons sous le macaron rouge et blanc de « Coca-cola ». Une fois le moteur coupé nous parvient la rumeur caractéristique d’une eau de cascade. Nous suivons le ruisseau balisé de flèches de bois qui indiquent « Baño ». Non loin, ce ruisseau est retenu par une digue. Un petit lac artificiel, fermé sur ses autres côtés par des falaises, s’est ainsi formé. Les curistes (mais lesquels ? et quand ?) viennent s’y baigner. L’eau sourd, à mi-falaise, d’une faille horizontale.
Nous dévidons quelques mètres de film et revenons au « restaurant » où, sans trop y croire, nous réclamons de la bière. Il y en a ! Elle est même très fraîche, savoureuse.
Dans son enthousiasme, Garou se lève et va soulever le couvercle d’une
marmite qui chantonne sur le feu de bois. Une délicieuse odeur de
poule au pot vient flatter nos narines. L’Indienne qui cuisine est
sympathique. C’est décidé : nous mangeons ici !
J’éternise en quelques images cette étape gastronomique vraiment imprévue :
Plan général : nous aidons la patronne à mettre le couvert ; plan moyen : l’Indienne verse le bouillon dans les assiettes ; gros plan : Bichet dévore le poulet ; panoramique : sur les tortillas et les inévitables frijoles que contemple Garou d’un air rêveur.
Pierrot veut à tout prix un plan d’ensemble avant le fondu à la fermeture. Il grimpe sur un arbre et nous lui passons la caméra. Il filme et pousse tout à coup un hurlement : des fourmis trouvent ses mollets à leur goût.
Pierrot saute et se roule dans l’herbe, puis, caméra au point, il se met à ramper vers le ruisseau, nous faisant signe de le suivre sans bruit. Une jeune et jolie métisse à demi - nue se lave dans l’eau claire. Malgré nos précautions, elle nous aperçoit, s’effarouche et croise ses bras sur ses seins. Clic-clac ! Trop tard, señorita : j’ai la photo ! Mucho gracias ! Et en route pour le Cerro Verde.
Tazieff conduit nerveusement. Il lui tarde de retrouver le volcan. Les pneus crissent dans les virages.
L’Izalco est loin d’être calmé. Il ne décolère pas. Au propre : ça pète les flammes !
Un brusque coup de frein immobilise le pick-up au belvédère.
L’Izalco éructe sa fureur.
— Vite ! Les caméras !
La matière ne manque pas ! Bon pour le son, bon pour l’image ! Le volcan halète, halète plus fort, puis « boum !» explose et lance hors du cratère des gerbes de pierraille et de fumée. Et immédiatement, ça recommence. Les parpaings grimpent à l’assaut du ciel, puis inversent leur course et foncent en piqué sur la forteresse qui les engendra. L’auto bombardement est fantastique, hallucinant.
Vendredi 23 novembre.
— Je ne crois pas avoir dormi plus de deux heures. Tazieff me secoue :
— Debout là dedans ! On y va !
La grisaille de l’aube rosit le rouge de la lave. Je me frotte les paupières, m’étire et sors de la tente tandis qu’une explosion secoue la montagne.
— Eh bien ! Mon vieux ! Tu en as de bonnes !
Bichet s’est renfoncé dans son sac de couchage. Garou le retourne :
— Allons, Bichou ! Viens te réchauffer dans le cratère !
Le volcan se met à gronder. J’attends l’explosion…Elle ne vient pas.
— Il s’est un peu calmé. Je l’observe depuis déjà un long moment, me dit Tazieff. Seul le côté gauche du cratère crache. Nous l’attaquerons par la droite.
Les explosions s’espacent, en effet, et les bombes dont je suis l’envol à la jumelle retombent sur le versant gauche seulement.
Les sacs promptement bouclés, nous allons avaler un café au débit de boissons qu’exploite une famille au Belvédère. Quand nous leur faisons part de notre intention de gagner le cratère, les pauvres gens n’en croient pas leurs oreilles. Leur sentiment commun se lit sur leurs visages : nous sommes des fous ou des hâbleurs.
Notre but immédiat est de gagner le plus rapidement possible la selle rocheuse qui sépare le Cerro Verde de l’Izalco. Le propriétaire du café connaît-il un autre chemin que celui qui nous fut « indiqué » dimanche ?
— Oui, Droit devant vous !
Nous nous lançons dans la descente et rapidement dégringolons de deux cents mètres.
Voici la jungle. Un peu au hasard (plus rien ne nous guide), Garou fonce dans la broussaille, entre deux ravins. Les porteurs marquent les arbres au machete ; ces entailles - repères nous serviront lors du retour. Mais rien encore ne nous dit que le sentier que nous nous frayons à grand peine est le bon. Nous nous écorchons aux épines, nos sacs s’accrochent aux branches, mais nous avançons farouchement, anxieux seulement de ne pas nous heurter à la crevasse qui stoppa notre première tentative. Nous franchirions, certes, cet obstacle, mais nous perdrions un temps précieux…
Nos craintes étaient vaines : la végétation s’éclaircit, nous sommes au pied du volcan. La lave chaude enflamme les fourrés, les arbres craquent sur la gauche.
— Nous attaquerons à droite !
J’ôte mon pull-over.
Comme un coup de canon retentit. D’un même mouvement, nous levons instinctivement la tête. Mais nous ne voyons rien. Les bombes ont dû éclater sur l’autre versant.
— Ça va ! J’ai l’impression que nous ne risquons rien jusqu’à mi-pente, constate Tazieff. Attention tout de même. Nous ferons une halte sur cette lèvre de basalte que nous voyons à mi-chemin.
Ployant sous nos sacs qui se font de plus en plus lourds, nous grimpons parmi de gros blocs gris de vieille lave, au faîte d’une ancienne coulée. Les scories crissent sous nos pas. Les blocs instables cèdent et dévalent. Un soleil de plomb nous accable. Je sue par tous les pores. De la cendre et des lapilli glissent sous nos pieds : un pas en avant, deux en arrière, deux en avant, un en arrière. Nous marchons en biais. Nous enfonçons jusqu’aux genoux. Tazieff atteint la lèvre le premier. Fatigués, nous nous laissons choir à ses côtés. Je m’adosse à mon sac. Bichet s’éponge. Bollens prend un cliché. Le lourd grondement de la terre est devenu tellement familier que je ne l’entends plus. Il fait corps avec la montagne, participe de l’ascension, sans plus rien ajouter d’inquiétant ni de tragique à l’épuisant effort qui me hisse vers le sommet. J’oublie que je gravis le cône d’un volcan, que sous l’écorce du rocher où je m’appuie en savourant cet instant de repos un enfer se fomente. Une détonation assourdissante, terriblement proche, me surprend, me ramène sans transition à la réalité. Ma tête s’est levée vers cette cime qui est un cratère. Toujours vers la gauche, des blocs dégringolent la pente, fument et rugissent, soulevant des nuages blancs.
Tazieff s’est dressé :
— On y va ! Maintenant, regardez en l’air. Nous entrons dans la zone dangereuse.
Colmatés par la lave tiède, les blocs, plus gros, tiennent mieux. Nous avons trouvé le second souffle et l’escalade est plus rapide. Peut-être sommes-nous aiguillonnés aussi par la proximité de la victoire. Nous fonçons. Des bombes de lave chaude nous rappellent à la prudence. L’Izalco halète comme une locomotive. Le sommet se rapproche. Une explosion libère un monstrueux crachat de projectiles.
— Levez la tête ! Levez la tête !
Une langue de fumée bleue monte de la chaudière.
Encore cinquante mètres, quarante mètres, trente mètres. Un cri : un peone a posé sa main sur des scories brûlantes. Vingt mètres : du sol craquelé, des gaz fusent par toutes les fissures. J’ai la bouche sèche. J’étouffe parmi ces émanations sulfureuses. Mes yeux pleurent. Je vois Tazieff à travers un brouillard, et Bichet et Bollens qui nous suivent, et puis les deux Salvadoriens plus loin derrière. Nous n’arriverons jamais. Le volcan vrombit, s’époumone, forge une explosion. Tazieff hurle :
— Regardez en l’air !... Les bombes ! Les bombes !... Ce n’est pas pour nous !
Quinze mètres…dix mètres…Inconsciemment, notre allure s’est ralentie. La lave nous brûle les mains si nous prenons appui. Le gaz nous pique les narines. Autant en finir. J’ai fait un bond en avant. Cinq mètres encore… J’ai stoppé net. Le volcan pousse des gémissements sourds, rugueux, presque humains. J’avais devancé Tazieff. Il s’est porté à ma hauteur, s’est arrêté. Cent locomotives semblent démarrer d’un même à ahan : tchou-tchou-tchoutchou-tchoutchoutchou… Ça va craquer ! Nous nous tassons contre la roche chaude et presque verticale. Le halètement s’intensifie. Je suis saisi par la panique. Mais où aller, vers quel abri ? Je me soude à la paroi. Où sont les autres ? Seul, le hurlement de Tazieff me parvient :
— Regardez en l’air, bon Dieu ! Regardez !